Musarder dans les friches 

par Rachel Bouvet

« Êtres mobiles, à notre image, les vagabondes inventent des solutions d’existence. 
Elles nous accompagnent.
Accompagnons-les. »

Gilles Clément, Éloge des vagabondes

Cela fait plus d’une dizaine d’années que je l’observe, ce terrain vague. Chaque été il s’enfriche un peu plus. C’était une station-essence – je m’en souviens, je venais tout juste de m’installer dans le quartier – et puis un jour les pompes ont disparu, le bâtiment a été démoli, des grillages ont empêché l’accès au site. Un panneau n’a pas tardé à surgir, il annonçait la construction d’un immeuble à condos. C’était l’époque où la corruption commençait à céder du terrain, à faire des vagues. Quelques immeubles de 3 ou 4 étages se sont construits aux alentours, mais les tours immenses promises par les investisseurs amis des politiciens véreux n’ont jamais dépassé le stade des spots publicitaires, grâce aux associations de résidents principalement. Elles n’ont pas réussi à défigurer le bord de l’eau. Toujours est-il que le panneau a fini par disparaître et que des plots en ciment ont été déposés tout autour du terrain. C’est la nature s’est occupée du terrain vague, elle a repris lentement ses droits. La végétation s’est d’abord incrustée dans les interstices, dans les plus infimes craques du macadam, ces lieux qu’affectionnent certaines plantes, allez savoir pourquoi. Comment les graines sont-elles arrivées ? Comment ont-elles trouvé cet endroit abandonné ? Elles se sont mises à germer sans que personne ne s’en aperçoive et puis elles ont poussé, bien à l’abri derrière les grilles. Ensuite, de petits arbustes ont pris racine, et puis des arbres, des peupliers faux trembles principalement, avec leurs feuilles virevoltantes qui captent le regard de loin, en même temps que le soleil.

Le sol devait être contaminé par le pétrole et les produits chimiques qui se sont écoulés là durant des décennies, sinon pourquoi ce terrain serait-il resté inoccupé ? Vague, c’est peut-être le nom qu’on donne aux territoires dont on ne connaît pas bien l’histoire, ni le devenir. J’aurais pu me renseigner davantage, j’imagine, mais je n’en avais pas vraiment envie. Ce qui me fascinait le plus, c’était la vitesse avec laquelle la vie était revenue. Les plantes contribuent à la régénération des sols, les racines effectuent leur travail de filtration en profondeur, en sourdine, loin de l’agitation de la surface.

Il y a deux étés, en pleine pandémie, je suis entrée par une brèche. Après avoir herborisé pendant quelque temps et identifié plusieurs espèces sauvages, mon fils et moi avons cueilli des solidagos pour ensoleiller la cour arrière durant la fête familiale. Au moins elle serait sous l’auspice des fleurs sauvages.

Il y a deux semaines, les grilles était ouvertes, à ma grande surprise, comme si elles voulaient nous inviter à entrer. Comme si c’était devenu un lieu de promenade pour les gens du quartier. J’ai pu me balader à mon aise, observer de près les espèces de la friche, tenter de les reconnaître, approcher les faux trembles qui se sont enracinés et que j’ai vu grandir un peu plus chaque année, côtoyer avec plaisir ces belles vagabondes, comme les nomme Gilles Clément, qui s’installent dans tous les coins inoccupés, dans les espaces délaissés.

Gilles Clément a été l’un des premiers à célébrer les friches et les terrains vagues, composant à leur manière le Tiers paysage : « par son dispositif hétérogène, son inconstance et sa démesure temporelle, le Tiers paysage apparaît comme le territoire de l’invention biologique. » (Manifeste du tiers-paysage, p. 53). Ses réflexions sur les friches l’ont amené à repenser la manière de cultiver le jardin, à porter attention au mouvement du végétal, à son avancée silencieuse, au point d’imaginer un jardin planétaire. Elles l’ont aussi conduit à examiner de près la signification des termes que nous employons pour nommer les lieux où les plantes s’activent :

« ‘Friche’, chargé de honte, désigne une perte de pouvoir de l’homme sur son territoire. ‘Délaissé’, plus élégant, désigne un espace soustrait à la maîtrise humaine avec l’intention d’y revenir. Pour l’instant les textes les ignorent. Oubli au bonheur des vagabondes : qui se soucie des buddléias dans un terrain vague? Le délaissé ne l’est pas pour tout le monde; ce terme, au comble de l’anthropocentrisme, écarte tout ce qui n’a pas de lien avec l’activité humaine. » (Clément, 2002, p. 161-2)

* * *

Aujourd’hui les grilles étaient fermées, les chaînes serrées autour du métal, le cadenas bien en évidence, j’ai dû grimper sur les plots pour prendre des photos. Est-ce que le propriétaire des lieux a soudain voulu réaffirmer son pouvoir sur le territoire? Est-ce un signe avant-coureur de la fin du terrain vague ? Un peu plus loin, j’ai découvert une autre friche, beaucoup plus récente. Un terrain vague encore dans sa première année, une friche dans ses balbutiements. Une jeune friche en train de prendre la relève de celle dont la survie est menacée.

Celle-ci est au bord de la rivière, elle entoure un bâtiment à l’air délabré et à l’allure louche, une taverne dans laquelle ont dû se tramer en toute illégalité toutes sortes d’affaires malhonnêtes. Un panneau promettant une tour de quinze étages, des points de vue exceptionnels, à s’en mettre plein les yeux, y est encore accroché, complètement décoloré.

Des animations devaient avoir lieu cet été, des « Haltes » devaient accueillir les promeneurs en attendant la démolition et la transformation du terrain en parc, mais rien ne s’est passé comme prévu. Les plantes se sont lancées à l’assaut des murs, du macadam. Elles se sont immiscées sur les plaques de ciment en formant de belles lignes droites, brisées parfois par des tiges rampantes :

Ou par les ombres délicates de petites graminées…

Des touffes de couleurs illuminent le gris par endroits : les collerettes mauve vif des asters de Nouvelle-Angleterre s’harmonisent avec l’or des verges d’or, encore elles, décidément, je les vois partout.

« Les plantes rudérales appartiennent aux décombres, lieux ouverts, bouleversés, caillouteux offrant lumière et disponibilité d’expression. Le délaissé produit une série biologique qui accroît en nombre la diversité globale. » (Clément, 2002, p. 162)

* * *

Un peu plus loin, je croise des outardes prenant une pause sur une patte, des mouettes observant les alentours, des canards surfant sur les vagues…

… et je me demande si je n’ai pas la berlue, à force de divaguer dans ce terrain vague… les oiseaux et les plantes ne sont pas les seuls habitants : des vagabonds à bicyclette ont planté leur tente près de la rive, en rêvant peut-être d’une baignade au petit matin.

J’aime musarder dans les friches, m’enfoncer dans le mystère entourant ces déplacements inopinés de la végétation qui transforment l’endroit touche par touche, tige par tige, au point d’en faire un lieu de vie. Délaissées, oubliées, ces franges de la ville font honte à certains habitants de la ville, aux décideurs entre autres. Il faudra bien, un jour, commencer à les apprécier pour ce qu’elles sont vraiment : des lieux favorisant la diversité végétale, animale, humaine; des espaces de liberté pour les plantes qui vont là où elles veulent; des modèles de résilience, les friches se développant sur des sols abîmés par l’être humain et les régénérant grâce à une succession d’espèces différentes; des paysages éphémères, en constante transformation, stimulant les gestes de création, accueillant toutes les formes de vie.

Septembre 2022


Ouvrages cités:

Gilles Clément, Éloge des vagabondes. Herbes, arbres et fleurs à la conquête du monde, Paris, Nil éditions, 2002.
______, Manifeste du Tiers Paysage, Paris, éditions Sens & Tonka, 2014 [2004].

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